Alain Poirier Interview spéciale
Entretien avec Alain Poirier (musicologue, professeur du CNSM de Lyon, membre d’honneur à l’AFJMC) le 17 février 2014 au restaurant à côté de Gare de Lyon, propos recueillis par Wataru Miyakawa
Vous menez des recherches sur de nombreux et divers compositeurs tels que Wagner, Webern, Boucourechliev, Crumb ou Manoury. Selon quel critère avez-vous décidé de travailler sur ces compositeurs ?
Alain Poirier : Quand on produit des écrits musicologiques, il y a deux façons de publier. D’une part, on vous demande. D’autre part, c’est l’intérêt personnel. J’ai eu beaucoup de chance, parce que ce qu’on m’a demandé était souvent des choses qui m’intéressaient… sur des auteurs très divers, majoritairement du XXe siècle. Mais je me suis aussi intéressé au XIXe siècle, même si je ne suis pas spécialiste du romantisme. Wagner et Brahms sont deux compositeurs qui m’intéressent particulièrement. En même temps, c’était aussi le trait d’union vers l’un de mes deux sujets de prédilection, c’est-à-dire l’École de Vienne (Schoenberg, Webern et Berg). Wagner et Brahms sont des racines pour ces compositeurs. Pour moi c’était très important de rattacher. D’autre part, mon deuxième centre d’intérêt est la musique beaucoup plus récente, c’est-à-dire la musique depuis 1945 avec des jeunes et des moins jeunes compositeurs, peu importe. Mais les moments où il y a soit une volonté de travailler sur le langage - c’est plutôt les années 40 et 50 -, soit une attitude qui consiste à se confronter à des esthétiques différentes. Par exemple, des compositeurs étrangers en France ou des compositeurs français à l’étranger, voilà, il y a automatiquement des rencontres. Là, je trouve que le sujet est particulièrement intéressant.
Et Takemitsu ? Vous êtes également l’auteur de la première monographie sur ce compositeur en France.
Alain Poirier : C’était un peu le « hasard ». C’était le festival d’Octobre en Normandie 96 à Rouen, qui m’avait demandé de faire un petit texte sur Takemitsu sans aucune consigne. Je me suis donc lancé dans une première version. Et puis, après quelques mois, ils m’ont rappelé et demandé si « mon livre » était prêt ! Et en plus, il leur fallait le texte de ce livre en moins de dix jours. J’avais déjà beaucoup de travaux sur Takemitsu, un peu éparpillés, un peu par sujet. J’ai donc remis en forme rapidement ce texte sous la forme d’un petit livre, puisque, au départ, il était question simplement d’un texte pour un programme de concert. C’était donc un projet presque « involontaire ».
Vous avez déjà des travaux en amont, cela veux dire que votre intérêt pour Takemitsu ne date pas d’hier ?
Alain Poirier : En effet, je connaissais cette musique depuis longtemps et elle m’intéressait beaucoup. Si cela avait été un compositeur que je ne connaissais pas, j’aurais dit non tout de suite.
Qu’est-ce qui vous fascine dans sa musique ? Vous savez, c’est un compositeur assez controversé…
Alain Poirier : Oui, pour certains, il est trop occidental. C’est ce qu’on a dit dans un autre domaine sur Akira Kurosawa. On a dit que son cinéma n’était pas assez japonais. Il se trouve que j’aime beaucoup le cinéma de Kurosawa et je le trouve, au travers de ma perception occidentale, extrêmement japonais. Takemitsu est un personnage particulièrement intéressant pour moi, parce qu’il rentre précisément dans cette catégorie de gens qui ont réfléchi sur quel langage ils allaient utiliser, et qui étaient très sensibles et perméables à toutes sortes d’influences, c’est-à-dire que presque à chaque fois (de la première partie de sa carrière de compositeur) qu’il rencontre quelqu’un, il y a quelque chose dont il s’empare. C’est évidemment la musique de Debussy. Messiaen est encore un choc tout à fait important. Il rencontre Cage, et tout à coup il fait encore une autre expérience. Et bien d’autres encore. Bref, c’est un musicien qui a les oreilles très ouvertes sur le monde, qui s’intéresse à tout et qui se pose toujours la question : « Comment je vais écrire ma musique ? » Voilà un partage très complexe ou presque « chimique » entre Orient et Occident. Les deux se mélangent ou ne se mélangent pas toujours. La première chose qui m’intéresse chez Takemitsu est donc cette curiosité et cette façon de faire une synthèse très personnelle entre Orient et Occident. Le deuxième point qui m’intéresse beaucoup, c’est sa musique de film. Je suis un grand cinéphile et je m’intéresse énormément au cinéma, et au cinéma japonais en particulier. Donc j’ai découvert que Takemitsu avait écrit près d’une centaine de musiques de films. Souvent ce sont des films extrêmement intéressants qui ne sont pas commerciaux, mais beaucoup plus ambitieux, chez Teshigahara, Shinoda, Imamura ou Kurosawa - même s’il n’en a composé que deux pour ce réalisateur, mais pas n’importe quel film, Dodes’kaden est quand même un film impressionnant -. La façon dont la musique intervient dans Kwaidan de Kobayashi est aussi impressionnante… Il faudrait encore citer beaucoup d’exemples.
D’ailleurs, dans votre travail sur Takemitsu, vous consacrez une part importante à sa musique de film.
Alain Poirier : Takemitsu ne considérait jamais la musique de film comme un travail secondaire. Il a beaucoup réfléchi : « Qu’est-ce qui est la musique de film ? », « Quand faut-il mettre de la musique ? » ou « Quand il ne faut pas en mettre ? » Il a un sens du silence qui est très remarquable. C’est un compositeur aussi bien de musique de film que de musique pour le concert. On retrouve les mêmes caractéristiques, la même souplesse, la même capacité d’adaptation. C’est un personnage qui m’intéresse car, en Occident, on rencontre moins souvent cette réussite de compositeurs qui écrivent pour le concert et qui écrivent pour le cinéma.
Quel est votre rapport avec d’autres domaines artistiques japonais ? Vous intéressez-vous à la littérature japonaise ?
Alain Poirier : Oui, dans la littérature japonaise, il y a énormément de choses très intéressantes. Comme dans toutes les cultures et dans tous les pays, il y a des écrivains un peu « traditionnels » ou qui sont déjà d’une autre génération. J’aime beaucoup Kawabata, même s’il s’agit d’une nostalgie très particulière. À l’inverse, il y a des écrivains après Kawabata comme Kobo Abe, qui sont beaucoup plus complexes. Ce sont des auteurs dont le récit se caractérise par une tension extraordinaire. Ils remettent en cause le récit. Si, chez Kawabata, tout est suggéré, chez Kobo Abe, les choses sont dites. La femme des sables est un roman extraordinaire, mais en même temps, qui suscite une forme d’angoisse extrêmement forte. Il y a même des livres encore plus surprenants comme L’Homme-boîte. On retrouve un peu cette forme d’angoisse dans la littérature européenne, par exemple chez Kafka dans Le Château ou Le Procès. J’ai lu aussi Tanizaki, Akutagawa ou Mishima. La littérature japonaise est extrêmement diversifiée.
Votre intérêt pour la culture japonaise date de quand ?
Alain Poirier : Je me souviens au moins d’un événement. J’étais beaucoup plus jeune, même adolescent. J’ai entendu à la radio (certainement France Musique) quelque chose d’étrange. Comme je n’ai pas pu écouter le début et la fin, je ne savais pas ce que c’était. J’ai donc écrit à la Radio France. Ils m’ont très gentiment répondu que c’était November Steps de Takemitsu. J’ai trouvé fascinant cette confrontation entre des instruments traditionnels que je ne connaissais pas du tout à l’époque et un ensemble orchestral de type occidental. Après, j’ai trouvé un enregistrement de Bernard Haintink et j’ai approfondi cette musique. Mais le choc est parti de là.
Est-ce ce choc qui vous a poussé à découvrir la culture japonaise ?
Alain Poirier : Oui, c’est très probable. Mais j’étais curieux du cinéma japonais très tôt. Je crois que Kwaidan de Kobayashi est l’un des tout premiers films que j’ai vus. Il y avait assez souvent des rétrospectives à Paris. Avec ces films, j’étais très séduit et très étonné, parce qu’ils étaient radicalement différents du cinéma européen. Et en cherchant petit à petit, j’ai un peu élargi mon répertoire. Évidemment Kurosawa que j’ai rapidement découvert. J’ai vu très rapidement toute son œuvre, mais aussi les films de Kobayashi, Mizoguchi, Uchida, etc.
Et d’autres domaines artistiques japonais ? La peinture japonaise ?
Alain Poirier : Oui, là il y a plusieurs sources, parce que la peinture japonaise, même si c’est un moment de la peinture japonaise, c’était évidemment via Debussy : les estampes, La Vague de d’Hokusai, celle qu’il a choisie pour l’édition de La Mer, la découverte d’Hiroshige et d’autres grands artistes japonais, l’Expositions universelle… Et puis il y a eu quelque chose de très marquant à la fin du XIXe siècle, qu’on appelle en Europe le japonisme. Par exemple, Van Gogh fait des recherches à intégrer le style japonais qu’il reproduit et adapte. On voit bien comment Van Gogh s’est nourri de cette peinture avant de trouver sa direction. Je trouve que c’est extrêmement intéressant. Et on voit bien que le côté oriental ou le côté japonais en particulier est très important à la fin du siècle, et qu’il va prendre de plus en plus d’importance.
C’était donc à la fois vos intérêts personnels et vos recherches musicales…
Alain Poirier : Oui, voilà, s’interroger, par exemple, des raisons pour lesquelles Debussy s’intéressait tant au Japon. Qu’est-ce qu’il en connaîssait plus exactement ? Bien sûr, il n’avait pas de connaissance très approfondie, mais c’est l’esprit japonais et la conception du temps musical qui l’intéressaient.
Vos travaux concernent principalement la musique depuis la deuxième moitié du XIXe siècle en Occident. Comme vous savez, cela correspond à peu près à la période moderne au Japon (l’ère Meiji qui commence en 1868), et en musique à l’introduction de la musique occidentale. Comment voyez-vous cette évolution qu’a connue le Japon ? Et comment voyez-vous les milieux musicaux japonais actuels ?
Alain Poirier : Maintenant la musique est mondiale, c’est-à-dire que non seulement grâce à Internet mais aussi par d’autres moyens, on peut écouter tout ce que l’on veut chez soi. Donc on n’est plus dans la même logique qu’il y a même trente ans. Je pense qu’il y a deux choses. D’une part, c’est le fait de s’approprier ou d’intégrer une culture différente de la sienne. Si les Japonais peuvent avoir ce sentiment-là, c’est parce qu’ils ont une double culture. Imaginez simplement la transposition inverse. À partir de demain, on décide que les musiciens français doivent s’intéresser à la musique traditionnelle japonaise et maîtriser les instruments traditionnels japonais. Je pense que ce sera une rupture culturelle monumentale. D’autre part, les Japonais ont maîtrisé cette double culture, ce que les Occidentaux n’ont pas fait dans l’autre sens. Quant à la façon de s’approprier cette culture occidentale, je vous dirais la même chose que pour des musiciens occidentaux. Il y en a chez qui ça marche très bien, chez d’autres ça marche moins bien. Tout le monde n’est pas un musicien exceptionnel, il y en a quelques-uns, qu’ils soient français, japonais ou d’autres. La question « Peut-on parler d’une véritable intégration ? » n’est plus aujourd’hui le sujet. C’était le sujet probablement dans les années 1950 ou 1960, parce que c’était une génération qui avait fait ce travail, comme en témoigne en particulier le cas de Takemitsu. En revanche, les générations suivantes ont été nourries de cette double culture, peut-être parfois plus occidentale qu’orientale. On doit presque poser la question à l’envers. Aujourd’hui y-a-il encore beaucoup de jeunes Japonais qui ont bien intégré leur propre culture traditionnelle ? Je pense que la mondialisation fait qu’un jeune Américain, un jeune Japonais ou un jeune Français, se ressemblent beaucoup dans leur goût. On n’a plus ce problème : « Suis-je assez japonais ou non ? » Je crois que l’idée de la confrontation entre Occident et Orient est une question qui a une valeur historique, mais qui n’a plus la même pertinence aujourd’hui.
Qu’est-ce que vous conseillez aux jeunes musiciens japonais qui préparent leurs études en France ?
Alain Poirier : Chaque cas est un cas particulier. Il n’y a pas de généralité. Sur le fond, il y a d’abord l’aspect technique ― d’avoir une bonne oreille et une bonne maîtrise instrumentale ou vocale. C’est la base. Après, il y a une question de curiosité et d’ouverture. Quand un Japonais décide de venir étudier par exemple à Paris ou au Conservatoire, cela veut dire qu’il prend un engagement pour cinq ans. Partir cinq ans à l’étranger, c’est un acte très important et très volontaire. Ces cinq années-là, c’est une grande découverte pour l’étudiant. Après, c’est la question de la personnalité de chacun.
Quels sont vos projets actuels ?
Alain Poirier : Je suis dans une publication qui explore la période 1944-1954 ― période qui n’a pas été tellement travaillée du point de vue musical, social, politique, etc. Quels sont les musiciens de cette époque ? Et qu’est-ce qu’ils font ? On a toujours l’impression que après 1944, donc au sortir de la guerre, il ne se passe pas grand-chose. En musique, avant le domaine musical de Boulez en 1954, on a l’impression qu’il n’y a rien. Mais ce n’est pas vrai du tout. Au contraire, il se passait énormément de choses, des choses souvent très complexes, parce qu’en 1954 chacun a choisi son camp (sérialisme, musique concrète ou Xenakis qui arrive…). Mais, dix ans plus tôt, les choses ne sont pas encore clairement dessinées et les musiciens essaient tout. Par exemple, Messaien, Boulez ou Milhaud essaient de faire de la musique concrète. Donc c’est une période très riche. Il s’agit d’un gros livre que je prépare en collaboration avec Laurent Feneyrou. Il comportera 48 chapitres (entre 700 et 800 pages). Un autre projet que je mène actuellement, c’est un tout petit livre d’une centaine de pages, qui sera consacré aux Cinq pièces pour orchestre opus 16 de Schoenberg ― dans sa période qui me fascine le plus. C’est un peu le sommet de la musique atonale. C’est une musique difficile à analyser parce qu’elle n’est plus ni tonale ni sérielle. Cette œuvre est très complexe mais très sensible et absolument sublime.
Alain Poirier, musicologue, a été, après une carrière d’enseignant, directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris de 2000 à 2009 et a participé à diverses équipes doctorales depuis une vingtaine d’années. Il dirige actuellement la formation de troisième cycle au Conservatoire supérieur de musique et de danse de Lyon, inscrite au sein de l’école doctorale 484 « 3LA » (universités de Lyon 2, de Saint-Étienne, École normale supérieure de Lyon, Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon). Ses recherches sont principalement axées sur la musique des XIXe et XXe siècle. Il a publié de nombreuses études consacrées à Wagner, Schoenberg (Fayard, 1993), à l’expressionnisme (Fayard, 1995), à Webern (Cité de la musique, 2009) ainsi qu’à de nombreux compositeurs contemporains tels que Toru Takemitsu (Michel de Maule, 1996), André Boucourechliev (Fayard, 2002), Franco Donatoni ou Philippe Manoury. Il prépare actuellement un ouvrage sur la musique de la période 1944-1954 avec Laurent Feneyrou et un autre sur Cinq pièces pour orchestre opus 16 de Schoenberg.